Semi-conducteurs : chaînes de valeur et liens de codépendance (1/2)
Le 3 décembre dernier, He Yadong, porte-parole du ministère du commerce chinois annonçait l’interdiction des exportations vers les États-Unis de gallium, germanium, antimoine et graphite pour des raisons de « sécurité nationale » [1]. Ces restrictions peuvent s’interpréter comme une réponse aux nombreux contrôles à l’exportation imposés par les États-Unis vers la République populaire de Chine, tels que le Chips and Science Act, voté par le Congrès américain à l’automne 2022, et plus spécifiquement comme un coup rendu aux dernières mesures annoncées la veille par le Bureau of Industry and Security. Celles-ci visaient à étendre les restrictions imposées aux importations chinoises à 24 nouveaux composants nécessaires à la fabrication des semi-conducteurs ainsi que certains logiciels utilisés pour concevoir ces nouvelles ressources de la puissance [2].
Les semi-conducteurs, nouvelle ressource de la puissance
Indispensables par exemple à l’entraînement des intelligences artificielles et de manière générale, condition de la supériorité dans le domaine de la technologie de pointe d’usage civil ou militaire, les semi-conducteurs constituent un des derniers maillons d’une chaîne de valeur sur lequel les États-Unis possèdent à ce jour un avantage de taille. Celui-ci réside dans le savoir-faire d’entreprises en situation de quasi-monopole dans le domaine de la conception ou de la fabrication de ces puces, telles que Nvidia ou la taiwanaise TSMC, qui possèdent l’une et l’autre des usines sur le territoire américain, et sont soumises à la législation américaine. Or le gallium et l’antimoine sont nécessaires à la fabrication de ces mêmes semi-conducteurs.
Dans cette compétition, la Chine a pour atout un contrôle presque exclusif de la production mondiale du gallium, près de 90 %, et assure 40 % de la production d’antimoine. Si les États-Unis possèdent vraisemblablement des stocks de réserves pour ces ressources, celles-ci demeurent limitées [3].
Quant à l’Union européenne (UE), moins prudente que les États-Unis, elle est encore plus vulnérable à ce type de mesures de rétorsion, inhérentes, selon David Baverez, à l’avènement d’un cycle « d’économie de guerre » [4], du fait de l’absence de véritable politique de stockage de ces matériaux stratégiques.
La relation de codépendance, nœud des dénis chinois et américains
Dans un livre publié à l’automne 2022 [5], Stephen S. Roach, professeur à Yale et ancien dirigeant de la banque Morgan Stanley Asie, employait les méthodes de l’économie comportementale afin de caractériser la forme pathologique devenue propre à la relation sino-américaine. Avec la finesse d’un observateur averti du monde chinois et la probité d’un diagnosticien conscient de sa partialité, il apporte une vision plus nuancée de cette question que certains de ses prédécesseurs.
Selon Roach, les faiblesses chinoises et américaines participent de la même maladie, piégeant l’une et l’autre dans une relation destructrice de codépendance. La population des États-Unis semble en effet intoxiquée par le besoin de consommation sans avoir les moyens de cette consommation, tout particulièrement depuis le deuxième choc pétrolier, survenu un an après « les réformes et l’ouverture » (改革开放) de Deng Xiaoping, en 1978. Celles-ci agirent à la fois comme remède et poison pour l’Amérique. La classe moyenne américaine a pu entretenir l’illusion de son enrichissement en consommant notamment les produits chinois bon marché, alors que la part de l’épargne américaine diminuait, ne représentant plus que 3,2 % du produit intérieur brut (PIB) en 2021, quand ce taux s’élevait en Chine entre 20 et 30 %.
À l’inverse, si de nombreux Chinois sont sortis de la pauvreté, il existe en Chine une mémoire de la misère et une large part de la population demeure inquiète face à l’avenir. Les réformes des entreprises d’État des années 1990 et le démantèlement du « bol de fer » (铁碗饭) ont en effet limité les garanties publiques en matière de protection sociale. Plus récemment, la politique zéro-COVID a largement réactivé ce réflexe de manque de confiance vis-à-vis de l’avenir et des risques socio-économiques.
Agressivité et impuissance: une opportunité pour les pays d’Asie du Sud-Est ?
Cette codépendance économique est aujourd’hui devenue politique et psychologique, les élites politiques américaine et chinoise s’attribuant réciproquement les raisons de leur vulnérabilité dans une même logique de déni de leurs impuissances respectives. La guerre des semi-conducteurs cristallise aujourd’hui cette escalade augmentant les probabilités du conflit accidentel. Suite à sa réélection, Donald Trump a nommé Jamieson Greer, faucon de la guerre commerciale, au poste de Représentant au commerce. Alors que de nombreux industriels présents en Chine délocalisent leurs activités en Asie du Sud-Est par crainte de l’augmentation des tarifs douaniers, le rôle politique des pays de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) impliqués dans ces mouvements centrifuges ne peut désormais que s’accroître entre les deux géants.
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[1] “China tightens export controls on dual-use items to the US: MOFCOM” Global Times, 3 décembre 2024
[2] “Commerce Strengthens Export Controls to Restrict China’s Capability to Produce Advanced Semiconductors for Military Applications” https://www.bis.gov/press-release/commerce-strengthens-export-controls-restrict-chinas-capability-produce-advanced, Bureau of Industry and Security, 2 décembre 2024 (consulté le 11/12/2024)
[3] « Les États-Unis devront se passer de gallium, germanium et antimoine chinois » RFI, 4 décembre 2024
[4] BAVEREZ David, Bienvenue en Economie du Guerre ! Novice, Paris, 2024
[5] ROACH Stephen S. Accidental Conflict: America, China and the Clash of False Narratives, Yale University Press, 2022